Rechercher dans ce blog

mercredi 26 octobre 2016

Adieu vieux, vaches, cochons...(1)


Toujours les plaques de verre photographiques : parmi celles-ci, quatre sont consacrées à un jour de foire, dans le bourg de Guémené et deux autres mettent en image ces compagnons de tourments qu'on y acquiert. 

Le photographe anonyme qui nous enchante de ces souvenirs d'il y a plus un siècle maintenant, a conservé la trace à la fois vivante et immuable de l'événement : il faisait beau, chacun avait revêtu les habits de son état, les maquignons en biaudes et canotiers, les paysannes en coiffes et longues robes noires, les "bourgeois" en costumes et melons...

Trace vivante : l'incroyable netteté de ces clichés, leur réalisme, mais aussi leur voyeurisme (ces images sont clairement dérobées à ceux qu'elles représentent) frappent le regard moderne, comme si la photographie réussissait enfin à abolir le plafond de verre séculaire du souvenir humain au-delà duquel meurent une dernière fois les amis, les parents...


Trace immuable : ces instants volés se sont figés dans l'éternité, révélant et fixant des vérités oubliées d'une époque. Leur insignifiance quotidienne même, ces scènes cent fois répétées de vies que guidait une routine sans lendemain, donnent à ces figures à peine esquissées une dimension universelle, une valeur héroïque.

Peut-on être aussi acteur de l'universel que ce photographe inconnu et laisser aussi indifférents les hommes et les femmes qu'on immortalise ? Faut-il, d'un autre côté, que le souci de laisser sa trace soit estompé par le sac et le ressac de la résignation mille fois prêchées, mille fois rabâchées par les prêtres et l'idéologie ordinaire, pour que ces êtres humains, non moins que leurs compagnons animaux, vaquent, imperturbables, sous l’œil obscène de l'objectif qui les guette...


La première photo représente un groupe de personnes et de vaches sur une portion de la place Simon, à l'entrée de la rue qui mène à la mairie, autour de l'Hôtel du Petit Joseph. Le photographe est installé à l'étage d'une maison, probablement dans le renfoncement à l'angle de la rue de l'Eglise : j'opinerais pour ce qu'on nomme aujourd'hui la maison du sabotier. On distingue d'ailleurs, en regardant bien, une enseigne en forme de sabot qui se détache du mur, en hauteur.

Au fond de la scène, une grande maison en bordure de place dans le jardin de laquelle trois personnages de dos s'apprêtent à pénétrer, et la route qui descend vers le Grand Moulin et le pont sur le Don : des carrioles désœuvrées attendent leurs maîtres.


C'est la fin d'après-midi et les ombres s'allongent vers la gauche. Sans doute les derniers prix sont-ils négociés : espoir d'une bon achat ; espoir d'une vente...


La masse noire des acheteurs, des vendeurs et des bêtes est moins indistincte qu'il n'y paraît à première vue. Des petits groupes humains discutent en regardant la "marchandise". La "marchandise" semble curieusement parfois prendre le spectateur à témoin...































La deuxième photo ressemble à une allégorie. Elle a pour décor le pont de la Rondelle et le Don. Sur la "scène" on observe quelques palis plantés, une barque. Une fois de plus, nous sommes par une belle journée ensoleillée, à la vesprée : une douce lumière dorée d'Ouest inonde les placides acteurs de cette composition.


Il y a quelque chose de l'Angelus de Millet : peut-être ce moment où le pauvre asservi à la glèbe sort un instant de sa fatale condition pour s'élever vers la spiritualité. 

Toutefois, je ne crois pas beaucoup à la spiritualité des paysans mes ancêtres, en tout cas celle qui aurait pu procéder de la religion, de ses rites et de ses pompes socialement enlaçants. Pour autant, je les crois capables de s'arrêter le soir au soleil couchant, de contempler, le regard perdu vers l'Occident, le cycle journalier qui s'achève à nouveau, le miracle éternel du jour et de la nuit, la fuite du temps, la mort.

Nous faisons tous cela, après une journée âpre où le corps et l'esprit se sont asservis à des buts utilitaires, laissant vagabonder nos pensées dans la douceur d'un moment, le regard fixe qui ne fixe rien, seul avec soi-même, effleurant en pensées des concepts audacieux sur l'existence et le destin.

On pense aussi à quelque chose d'antique, de grec. Ces bœufs, ces vaches, qui se désaltèrent sont-ils promis à quelque hécatombe ? Ces femmes à la taille haute offrent leur profil hiératique et font penser à ces déesses en péplos de nos livres d'histoire.

Cette photographie où le sujet ignore superbement le photographe, saisit donc un moment de sérénité et de paix.

C'est un songe, peut-être aussi : comme dans les rêves, les rencontres sont impossibles, les personnages sont à la fois proches et incompréhensiblement inaccessibles. Des objets étranges viennent tout à coup rendre inintelligible le commun : telle cette ombrelle au très long manche posées sur le sol à droite de la scène qui semble signaler la présence d'un équilibriste non loin caché. Pourquoi ?



































La troisième photo nous ramène à la foire.

Nous sommes à l'entrée orientale du bourg de Guémené, dans le dernier virage sur la route de Chateaubriand, au bas de la descente de la Butte. En toile de fond, on a l'église et un premier groupe d'habitations. Les ombres portées sur la chaussées indiquent le début d'après-midi.

Une sorte de procession descend la route : hommes, femmes, enfants, vaches.

Au plus près du photographe apparemment caché sous un porche, on distingue un groupe de trois personnes qui semblent ensemble : père, mère, fille ? La fille se retourne vers l'opérateur comme pour affirmer une connivence. Les autres poursuivent leur chemin, comme si de rien n'était. Il ne fait pas de doute qu'un instant après les trois personnages ont dû se retourner, alertés par la jeune fille.

Devant, un homme en canotier et biaude, brandissant un bâton, conduit une vache. La paire croise une femme qui remonte la rue. Plus bas, près d'un lampadaire qui semble se reculer d'effroi, un petit bonhomme en chapeau melon emmène deux bovidés presque aussi grands que lui.

Plus loin encore, des hommes qui se suivent et me font irrésistiblement penser par leur accoutrement à la publicité Ripolin d'antan, entrent dans un jardin où pend du linge. Que vont-ils faire ? Prennent-ils un raccourci ? Vont-ils plutôt pisser ou boire un coup ? J'opinerais personnellement pour cette dernière éventualité, bien dans le genre du pays.


On remarque qu'à l'entrée du bourg de Guémené se trouvait un débit de boisson, à la façon des barrières d'octroi : sans doute pouvait-on (devait-on) commencer la journée en ville par payer son écot à Bacchus...

Cette honorable maison était tenue par madame Olivon, "débitante", offrant le gîte à chevaux et carrioles, aïeule du donateur de ces photographies.



















A suivre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire