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dimanche 30 novembre 2014

Arbeille macht frei


J'aime bien les curés, du moins ceux du passé. Quand je dis que je les aime, que l'on se comprenne : ils m'intéressent en tant que personnages publics, et même personnages politiques jusqu'au milieu du XXème siècle (en tout cas dans les petites cités comme Guémené).

La société française, rurale notamment, s'est séparée de la tutelle ecclésiastique en deux coups de rein : le premier dans la première décennies de la Révolution Française ; le second, autour de 1900, le coup de canif final étant donné en 1905 avec la loi de Séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Cette dernière circonstance conféra aux communes les biens d'église et il fallu donc, au préalable, en faire l'inventaire, le fameux Inventaire de 1906.

Peu de temps auparavant, déjà, des lois "scélérates" (forcément) avaient chassé de l'enseignement public le personnel religieux qui y prospérait sur les jeunes âmes comme un chancre sur un corps sain.

A l'instigation des évêques, les curés avaient mené la contre-offensive en ouvrant des écoles "libres". On a déjà raconté cette histoire dans ce blog pour ce qui concerne les écoles Saint-Michel et Sainte-Marie de Gémené.

Pour y revenir, cette histoire d'inventaire fut l'occasion de biens des héroïsmes. Ici et là, dans l'Ouest particulièrement, le tocsin sonne, les notables calotins pétitionnent ; des curés entourés de leurs vicaires, des nobliaux, des paysans précédés de leurs enfants endimanchés se lèvent et viennent défendre leur église, s'y enferment, chantent des cantiques, brûlent de l'encens, font barrage de leurs corps et de leurs fourches à l'infâme Etat laïque impersonnifié par tel agent des contributions ou par tels gendarmes venus compter candélabres, chasubles et ostensoirs dans les sacristies (je dois vous raconter un  jour, à ce propos, l'histoire terrifiante de Marie Rolland à Dréfféac, jeune institutrice militante de la laïcité et future figure de Guémené, qui, en 1906, y fut presque lynchée par la foule excitée par les prêtres et le maire).



Puis vint la guerre de 14, l'Union Sacrée qui suit la Désunion Sacrée, et l'interminable litanie des morts (300 à Guémené) : les mères qui viennent prier pour leurs fils, laissant leur photo, un gros sous ou un cierge au pied de la Vierge Marie ; les processions pour la France et pour que le Dieu des Français bute la gueule au Dieu des Allemands ; la paix : les actions de grâce, le Te Deum, l'inauguration des monuments aux morts....

Le curé fut bien entendu la figure de proue de toutes ces émotions populaires.

Celui de Guémené, qui fut de tous ces combats, s'appelait Alexandre Arbeille.

Il était né le 23 février 1855 au Palais, à Belle-Ile-en-Mer, rue de l'église (premier indice).

Sa maman est une dame Marie Alexandrine Marsaliau originaire de Nantes. Papa Louis est toutefois né à Gaillages dans les Hautes-Pyrénées et il exerce le doux métier de perruquier (second indice : d'une génération d'Arbeille à l'autre, on sera passé de la perruque à la tonsure...les vocations ne tiennent parfois qu'à un cheveu...).

A 24 ans, le jeune homme est ordonné prêtre. Il officie d'abord à Nantes comme vicaire de l'église Saint-Clair puis, en 1891, à la cathédrale. Il est nommé curé à Guémené en 1898 où il terminera sa carrière en 1925. C'est dire si son office à Guémené fut la période essentielle de sa carrière.

On ne possède pas vraiment de portrait du personnage à son apogée humaine et ecclésiastique et l'on doit se contenter de celle qui suit où il a bien changé :



Je ne reprends donc pas l'épisode de l'ouverture des écoles "libres", en 1903 pour les filles et 1909 pour les garçons, hauts faits à mettre au compte du Père Arbeille.

Voici en revanche comment se déroula l'Inventaire à Guémené en 1906. Rappelons que la Municipalité avait pris parti mollement contre la future loi de Séparation.

Le jeudi 7 février, à deux heures de l'après-midi, doit avoir lieu la fatale spoliation.

La veille et l'avant-veille la résistance s'était déployée comme une trainée de poudre ailleurs dans les bourgs alentour et dans toute la Loire-Inférieure.

Ainsi, des femmes de Saint-Nicolas-de-Redon dressèrent une mince barricade devant la porte de leur sanctuaire, opposant leurs chants, leurs prières agenouillées et leurs protestations aux gendarmes qui frayaient un chemin à l'agent du Gouvernement. 

A Nozay, la foule fit corps avec son curé devant l'église et aucun témoin de prêta assistance au receveur local qui dut rebrousser chemin au chant des cantiques. 

A Blain, les cloches sonnèrent à toute volée lors de l'arrivée des gendarmes. Les fidèles s'enfermèrent dans l'église et en barricadèrent les portes provoquant l'ajournement de l'opération. 

Et de même à Pontchâteau, Paimboeuf, Vertou, Clisson, Nort, etc...

Aussi, la tension est à son comble dans le bourg de Guémené. Les soutanes frémissent. Les dames patronnesses ont des picotements de jeunes filles. Les bravaches et vielles ganaches de château vocifèrent.

Le receveur de l'Enregistrement de Guémené Henri Fresneau, 46 ans, natif d'Arras (au 9 rue des Capucins...), était chargé de procéder. 

Mais ce percepteur, homme d'ordre et de sens, vient de s'épargner ce déshonneur en démissionnant avec fracas de son poste, semant fierté et inquiétude auprès de son harem (Cécile son épouse ; Henriette, Gabrielle et Pauline, ses filles ; Aimée et Léontine, ses bonnes) ; mais suscitant aussi l'enthousiasme de ses amis catholiques du quartier bourgeois de Guémené (la route de Redon à partir de la Cure) qui soutiennent courageusement dans leurs chaumières biscornues ce bel acte de leur voisin.

Tant pis, on se contentera d'un simple inspecteur de l'Enregistrement : c'est toujours mieux que rien.

Le bonhomme, accompagné de M. Airaud, commissaire spécial de Saint-Nazaire (?), s'approche de l'église, fendant une horde de manifestants hostiles.

Aux abords du portail de l'édifice, il avise le curé Arbeille, entouré des membres du conseil de fabrique, organisme para-municipal qui gérait jusqu’à présent le temporel ecclésiastique, que la loi de Séparation immole en le dépouillant de sa raison d'être.

Les deux délégations se rencontrent. Le curé Arbeille et le président du conseil de fabrique entreprennent alors de lire une protestation solennelle dont ils demandent l'inscription au procès verbal.

Sans s'émouvoir, l'inspecteur de l'Enregistrement tente sans succès d'ouvrir la porte de l'église qui a été fermée à clé. Le curé refuse de faire ouvrir.

Constatant l'impossibilité d'opérer l'inspecteur se retira. Ce ne fut que partie remise.

Evidemment le parti clérical se rengorgea de cette victoire passagère dont le curé Arbeille fut le héros et l'ex-receveur Fresneau, le brave cocu...


L'inauguration du monument au Morts de Guémené fut une autre circonstance, en apparence consensuelle cette fois-ci, où le curé Arbeille fut à son affaire.

La fête eut lieu un dimanche du printemps 1923.

Il faut d'ailleurs parler de fête dans l'union des tendances représentées dans la commune : les formations de jeunesses, l'Etendard catholique comme l'Union Sportive et Gymnique (USG) laïque ; les instituteurs des écoles publiques - dont Marie Rolland -, comme ceux des écoles "libres" ; etc..., bref cléricaux et laïcs sont rassemblés dans le même souci de rendre hommage aux victimes de la guerre de 14.

Mais c'est une fête aussi par le cérémonial : à 9 heures, les notabilités (maires, adjoints, conseillers municipaux, préfet, sous-préfet, sénateurs, députés, hauts fonctionnaires, président des anciens combattants, militaires et autres mirliflores enrubannés) sont reçues à l'Hotel de Ville (!).

Signalons qu'en sortant de la Mairie une petite cérémonie assez émouvante se déroule : le Préfet remet un livret de Caisse d'Epargne (garni) à un pupille de la Nation, Francis Boussard, né en 1911, qui exploite seul avec sa sœur la ferme familiale (il a douze ans !).

A 9 heures 30 le cortège s'ébranle enfin dans les rues pavoisées et sous une pluie fine, de la Mairie vers l'église, pour une messe basse (?) : l'Etendard et l'USG sont en têtes, suivis de près par les enfants des écoles et leurs instituteurs. A une encolure, on trouve la musique et les chœurs, talonnés par les représentants officiels et les invités. Légèrement distancés, suivent le Conseil municipal, les fonctionnaires, loin devant les familles des morts elles-mêmes au coude à coude avec les vétérans de 1870. Enfin, en queue de peloton, l'Union Nationale des Combattants et le clergé qui, quant à lui, est à la traîne et ferme le ban.

La messe dite et après pas mal de musique, le même cortège repart vers le cimetière pour l'inauguration et la bénédiction du monument réalisé par Nicot.

C'est au curé d'ouvrir le bal. Arguant de son droit à prendre la parole du fait de ses vingt-cinq années passées à Guémené (visiblement ce droit n'allait pas de soi...), il prononce alors un discours lyrique et militant . En voici la substance :

Ce monuments est celui de chrétiens car toutes les victimes qu'il honore furent baptisées. Du coup, ils ont reçu l'enseignement central des chrétiens, à savoir que la plus grande marque d'amour est de mourir pour ceux qu'on aime. En mourant pour la Patrie, ils ont mis en pratique cet enseignement. En offrant leur sang  pour lutter contre "la barbarie teutonne qui torturait les corps et pervertissait les esprits", ils formaient une supplique pour que leur soient accordées la vie éternelle, force et consolation pour leurs proches, miséricorde et gloire pour la France.

Emporté par son élan, invoquant le devoir de mémoire et d'imitation de l'exemple fourni par les défunts, Arbeille lance un cri : "Debout les Morts !".

Debout les morts : pour nous apprendre "que ce sont les morts qui font la Patrie" [vaudrait p't êt' mieux pas la faire, alors...], que les survivants doivent en faire autant [non merci !], pour "proclamer que vingt siècles de traditions chrétiennes françaises" ne peuvent céder face aux mauvaises idéologies et à l'immoralité [?], pour dire à leurs descendants que "la Croix a consolé vos yeux mourants", que "la Croix les inonde maintenant d'une joie infinie au Ciel" [tu parles !].

Et tout ça pourquoi ? - Parce que "la Croix a été et sera toujours le signe divin de la victoire" [il suffisait d'y penser]. Et comme tout finit par des chansons ou du latin, le curé Arbeille ajouta pour marteler son dernier propos un "In hoc signo vinces" du plus bel effet, qu'il fit suivre de quelques coups de goupillon à l'adresse du monument.

On passa ensuite à autre chose, d'autres discours, un banquet préparé par M. Haméon du Petit Joseph, des toasts,...


Hélas, toutes les bonnes choses ont une fin.

Le 8 avril 1925, le curé Arbeille prononçait l'absoute aux funérailles du curé de Conquereuil.

Le samedi 7 novembre de la même année, le Supérieur du Collège de Redon donnait l'absoute lors des funérailles du curé de Guémené qui venait de succomber après quelques jours de maladie.

Ce fut de belles funérailles. Le corps du curé Arbeille avait été déposé dans la Chapelle de la Congrégation, richement décorée et qui faisait office de chapelle ardente.

Le curé de Héric, doyen des prêtres guémenois, présida à la levée du corps et à l'office qui s'en suivit. L'église était toute tendue de noir et richement illuminée. Le curé de Beslé chanta la messe.

Puis, l'office terminé, un cortège se mit en branle pour accompagné le curé à son ultime demeure, selon l'expression consacrée. A sa tête, l'Etendard et les Enfants de Marie portant des gerbes de fleurs. Derrière, les enfants des écoles Saint-Michel et Sainte-Marie. Après venaient une cinquantaine de prêtre des environs et une bonne partie des habitants.

On fit un grand tour, empruntant successivement les rues de La Poste, Garde-Dieu, la Place Simon,  les rues de l'Eglise, de l'Hôtel-de-Ville et la rue de Beslé.

Ce fut une bien belle cérémonie en effet. On déplora cependant l'absence de la Municipalité.

Adieu Arbeille, sic transit gloria mundi...

dimanche 9 novembre 2014

Parfums d'Occupation 3 : le blé de Clément


La Hyonnais est ma gare de Perpignan. Pour ceux qui ne seraient pas (ou plus) familiers de la géographie guémenoise, c'est un petit village au milieu des champs à un bon kilomètre au nord du bourg.

Quand on quitte le bourg derrière l'église et qu'on emprunte le Boulevard, il faut remonter jusqu'à l'ancienne gare puis tourner à droite...

Au moment ou j'écris cela me remonte ce trajet fait tant de fois à pied dans les années 60, le dimanche au retour de la messe, sous le soleil avec ma grand-mère Gustine, vêtus de nos plus beaux atours (elle portait une petite broche et un sac à main). 

Je revois les petits acacias, plantés dans l'enfance de ma mère, qui bordaient l'asphalte chauffé, la maison de la famille Perret (ou Perray ?) où l'on s'arrêtait parfois (grand-mère y avait travaillé à s'occuper des innombrables enfants de ce maçon qui fut je crois secrétaire de mairie), la maison aux boules (j'appelle ainsi une villa dont les piliers de clôture sont surmontés d'un globe de pierre), le champ de ferraille des Pascot (?) où s'étiolaient quelques Juvaquatre rouillées, la silhouette de la mère Mudet à la gare...

...On poursuit son chemin vers la Surprise, cette maison baroque qui fit tant jaser (et qu'on vient de restructurer), la première du nouveau lotissement amorcé dans les années 60. Mais avant d'y arriver, il y a à droite, à mi-distance du prochain carrefour, une maison plus ancienne avec plusieurs familles, où vivait la meilleure amie de ma grand-mère, Bertine, qui était en service au château de Boisfleury, auprès de "Monsieur Henri"...

Quand elle venait à la maison, entre deux cerises à l'eau-de-vie, c'était des parlotes à n'en plus finir, en particulier sur les morts du moment ou bien ceux qui n'allaient pas tarder à rejoindre cette catégorie.

Je me rappelle en particulier une histoire qui concernait un voisin de Bertine, un homme atteint je crois d'un cancer du poumon, encore assez jeune. Je conserve en tête le nom de Perrigot (mais peut-être est-ce une confusion) et je revois aussi la silhouette de sa femme, bientôt sa veuve.

Dans les racontars des deux vieilles femmes, il y avait de l'épopée, celle de la lutte de l'épouse du malade pour le ramener chez elle et l'arracher à l'hôpital où les médecins semblaient le retenir de façon tout à fait incompréhensible. A la fin de l'histoire, le Bien l'emportait et l'épouse ramenait son mari presque mort - mais encore vivant - à sa maison. C'est là qu'intervenait un détail décisif : sur la civière qui le portait de son lit d'hôpital à l'ambulance, pour preuve qu'il n'était pas déjà qu'un putride cadavre, il bougea son bras.

On évoquait alors le cancer avec de telles frayeurs dans la voix que, dans mon imagination d'enfant, c'était une espèce de peste à fuir absolument. Or, quand je descendais au bourg avec mon vélo pour aller chercher quelque commission (du pain chez Tardif, des fruits chez Madame Michel ou je ne sais quoi "chez" l'Economique), je passais devant cette maison de la mort. Arrivé à quelque distance, j'arrêtais alors totalement de respirer pour que les miasmes morbides laissés par le pauvre cancéreux disparu ne viennent pas m'atteindre. Et je filais, éperdu, à toute pompe et à grands coups de pédales....

...Au carrefour, il faut alors tourner à gauche, passer le chemin de la Rabine (plein de vipères, jadis), passer aussi l'ancienne usine et la ferme du Pic-Vert, indissociable pour moi des "filles du Pic-Vert", compagnes de nos jeux d'enfants d'alors, enfants d'Albert Laurent et de Marie Poulain...

Que de souvenirs remontent encore ! Je garde ainsi une vague image de la lutte de leur père contre la maladie, une fugace image d'un homme sur un tracteur, et puis, à nouveau, les chuchotements des vieilles femmes commentant son agonie, liant d'ailleurs cette dernière au fait d'avoir repris le travail agricole trop tôt. Je garde vivace la mémoire de ces soirées de veillée à y fabriquer des guirlandes pour le char dont le thème était "le rouet".

...Au-delà du Pic-Vert commence la campagne. A quelques dizaines de mètres après un champ, un chemin sinue à droite vers le Champ-des-Mares où deux fermes, celles des Bignon et des Judalet, sortes d'Horaces et de Curiaces des temps modernes, se côtoyaient sans jamais se parler. ...

En face de chez les Judalet, devant une vieille grange, stagnait la carcasse d'une antique Aronde. C'est dans cette vieille voiture sans roue que nous vînmes fumer à Pâques 66 ou 67 nos premières P4.



...On laisse sur la gauche la grande maison blanche de la regrettée Agnès Leroux, qui fut l'amie de ma mère (puissent-elles se retrouver aujourd'hui) et on continue un peu entre les champs sur la route vicinale. Le premier nouveau chemin à droite est celui de la Hyonnais qu'un petit panneau indicateur signale comme "la Hygnonnais". En face, c'est la ferme de la Vieille-Ville où œuvrait jadis Baptiste Leroux, bête noire de mon grand-père dans les années 30.

Une petite croix de chemins balise l'endroit où jadis se trouvait également une mare sur laquelle une "faune" inquiétante" me paraissait évoluer (libellules, araignées d'eau, couleuvres,.....).

Le Champ-des-Mares et La Hyonnais sont par ailleurs reliés par un petit chemin rustique bordé de vieux chênes et autrefois de grands houx, qui serpente curieusement sur une trentaine de mètres. Il dessert une maison, peu après la ferme Judalet, où habitait une famille Lepage, avant d'arriver dans le village lui-même.

J'ai bien connu Clément Judalet : c'était un personnage, l'idée que l'on se fait d'un paysan à l'ancienne, âpre au gain, dur en affaires, méfiant, prompt à défendre son bien et son droit.

Je ne peux pas dire que c'était un homme sympathique. Dans le roman de mon enfance à Guémené, c'était plutôt un méchant. Il avait la voix forte et le verbe haut, une espèce d'ogre local. Ma grand-mère le craignait. Tout cela est certainement excessif et je ne peux curieusement pas ne pas avoir un peu de sympathie pour ce curieux bonhomme dont le visage n'a, dans mon souvenir, jamais exprimé de contentement. Je le vois avec des bottes, une casquette et des yeux d'un vert gris aqueux.


Le 24 août 1942, la bataille de Stalingrad fait rage et Clément Judalet fait son battage dans sa ferme. Il y a là des gens du coin qui sont venus l'aider, parmi lesquels François Tessier, un domestique de la ferme de la Vieille-Ville, et le petit Michel Legaut de Coisfoux.

A un moment de la journée, alors que Tessier et le jeune Michel transportent des sacs de blé, la mère Lepage, la voisine de Judalet, interpelle le domestique, l'invitant à venir, le soir, prendre le café chez elle : elle lui promet la pièce pour son dérangement. Il faut dire que la donzelle se prénomme Angélique...

Comprenant de quoi il retourne, Tessier décide de cacher avec l'aide du jeune Michel quatre sacs de blé dans une prairie voisine, soit à peu près 200 à 250 kilos de grain.

Le soir, les deux compères vont chercher les sacs dans le champ et les apportent chez leur commère qui les remercie effectivement d'un café et de 100 francs (environ 28 euros) chacun.



Entre-temps, Clément Judalet s'était avisé de la perte de sacs, mais pensant qu'il s'agissait de sacs vides et il ne s'en occupa pas plus que ça.

Quinze jours plus tard, le 12 septembre, le facteur apporta une lettre à Clément Judalet. On peut penser que son premier étonnement fut de constater qu'il ne savait pas qui lui écrivait, la lettre étant anonyme, selon un usage plutôt répandu parmi les bons Français, à l'époque.

La brave âme bien informée, lui apprenait que lors de ses battages, on lui avait soustrait cinq sacs de blé et qu'il étaient entreposés chez la dame Lepage, sa proche voisine.

Clément n'était pas du genre à se laisser berner. Il déboula donc chez la dame en question et finit par trouver ce qu'il cherchait, même s'il ne trouva que quatre sacs. On imagine le barouf, les menaces de gendarmes et tout le saint saint-frusquin. D'ailleurs il porta plainte à la gendarmerie.

Les gendarmes passèrent interroger la délinquante, qui ne nia pas avoir eu les sacs, et pour cause, mais rejeta avec vigueur être l'instigatrice du détournement.

Le domestique de la Vieille-Ville déclara pour sa part aux gendarmes que le mobile de cet horrible crime était la vengeance.

La dame Lepage lui aurait ainsi dit que la récupération de ce blé la dédommagerait "des dégâts commis par les poules de Judalet dans un champ de sarrasin" à elle.

L'épilogue judiciaire de cette affaire d'importance survint quelques semaines plus tard, quand le Tribunal Correctionnel de Saint-Nazaire infligea quatre mois de prisons avec sursis et 500 francs (140 euros) d'amende à la mère Angélique.

La guerre a dû paraître longue, à ces voisins mal embouchés.

dimanche 2 novembre 2014

Sainte litanie


Il me faut bien avouer une prédilection pour les curés. Je veux parler des curés dans leur particulier, car j'ai, il faut bien l'avouer, assez peu de goût pour l'Institution.

D'où me vient cette tendresse ? Il y aurait bien eu mon grand-oncle Jean Legendre, né en 1699 à Avessac, qui fut vicaire (1734 - 1754) puis recteur (1754 - 1767) de sa bourgade sous Louis XV, pour m'entraîner sur cette pente soutanophile. Mais ne l'ayant pas trop connu, il n'a pu me faire grande impression.

La vraie raison de ce goût vient de ce que les prêtres ont été un point de repère important dans la nuit de misère qui accablait les pauvres ruraux pendant des siècles. Ils permirent par leur présence, leurs gestes et leurs paroles, de donner du sens et peut-être du réconfort à ces misérables vies.

Présents à leur naissance, présents à leurs fêtes, présents à leur mort, ils ont donc, avec plus ou moins de bonheur et d'aménité, accompagné le passage sur cette terre de nos nombreux ancêtres qui s'y sont épuisés et dissous.


En mémoire de cela, alors, exhumons de leur oubli tous ces curés de Guémené, ces recteurs qui bien souvent venaient d'ailleurs et ne faisaient que passer, mais qui, quelques fois aussi, y ont achevé leur vie.

Un bonhomme (Joseph-Marie de Kersauson de Pennendreff) a réuni à la fin du XIXè siècle des catalogues de noms de prêtres du diocèse de Nantes dont j'extrais ceux qui nous concernent. Les dates derrière les noms correspondent au temps d'activité dans leur fonction dans la paroisse :


Le Clerc, Raoul 1407
Du Bois (de Bosco), P. 1455 - 1470 (décès)
De Plédran, Mathieu 1507
Gaultier, Guillaume 1558
De Bardis, Pierre avant 1577
Le Charron, Florimond 1577
Boulliau, Jean vers 1580
Boutier, Christophe 1638
De Bruc 1666
Orain, Jacques 1670 - 1671
Mellet de Roullefort, Guillaume 1681 - 1695
Le Gall, Jean 1695 - 1697
Du Boschet, Aubin 1697 - 1700
Méhat, Nicolas 1700 - 1744
Brohan, Julien 1744 - 1756
Olivier de Kerolland, 1756 - 1790 (décès)
Mangeard, Jacques 1790 - 1791
Maillard, François (constitutionnel), 1792 - 1800
Mangeard, Jacques 1800 - 1801
Monnier, François-Prudent, 1803 - 1806
Courtois, Jean-Baptiste 1806 - 1814 (décès)
Guiho, Philippe 1814 - 1830 (décès)
Coué, Pierre-Joseph-Prudent 1830 - 1839
Daniel, René-Pierre 1839 - 1859
Nouel, Jean-Baptiste 1859 - 1862
Querrion, Louis 1862 - 1876
Revert, Joseph 1876 - 1898 (décès)
Arbeille Alexandre 1898 - 1924 (décès)
Maugé Jean-Louis 1924 - ?
Diais ?

A cette liste, il faudrait ajouter ceux de Guenouvry :

Arlais, Léobin 1846 - 1847
Mérlaud, Prosper 1847 - 1859
Chelet, Pierre 1859 - 1861
Michenot, Joseph 1861 - 1872
Birot, Jean-Mathurin 1872 - 1889 
Le Carré, Noël 1889 - 1891 
Dugast, Jacques 1891 - ?

...et de Beslé :

Duranceau, Joseph 1827 - 1830 
Le Tilly, Jean-Marie 1830 - 1843 (décès)
Boutoleau, André-François 1843 - 1848 
Guilbaud, Mathurin 1848 - 1870 (décès)
Olive, Blaise 1870 - 1874
Maréchal, Gabriel 1874 - 1883 (décès)
Lescaudron, Nicolas 1883 - ?

Voilà, c'est un peu ma façon de célébrer tous les saints. Pour être complet, il faudrait y joindre les sous-saints, les vicaires : ce sera pour une prochaine fois.


samedi 1 novembre 2014

Curé-culum vitae : l'itinéraire de François Maillard


Il n'est pas né à Guémené, et n'y est pas mort non plus. Tout au plus y-a-t-il peut-être passé une douzaine d'années. Il ne fait cependant pas de doute que la personnalité de François Maillard n'a pas laissé la population guémenoise de son époque indifférente.

Il était né à Bouvron, au village de la Bélinais, le 6 février 1754, enfant de Paul Maillard et de Jeanne Olivier, laboureurs.

Ordonné prêtre en 1780, il fut d'abord vicaire à Derval où la Révolution de 1789 le trouve : son curé est alors l’Abbé Crespel, recteur de cette paroisse depuis 1788. Cet homme jeune, comme Maillard, populaire, est plutôt favorable au nouveau cours des choses.

Aussi, le dimanche 3 février 1791, au prône de la grand-messe, il prête serment à la Constitution Civile du Clergé, ainsi que son vicaire l’abbé Maillard : « je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse qui m’est confiée, d’être fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et acceptée par le Roi ».

Mais si, face à l'hostilité du Pape, Crespel va finir par renier son serment de fidélité à la Nation, François Maillard, lui, va persister dans ses choix. Il s'en suit une promotion qui l'amène à Plessé où il est alors curé constitutionnel à la place du curé réfractaire qui le précédait (qui fut exécuté : on dit parfois que Maillard l'aurait dénoncé...).

Petit à petit, François Maillard est amené à assurer aussi les offices à Guémené où il n'y avait plus de prêtre, le curé d'avant la Révolution (un certain Mangeard), étant entré en clandestinité).




Selon un témoin de l'époque, hostile à la Révolution, qui écrit en juin 1792, l'assistance aux offices de François Maillard n'est pas des plus assidues, sauf en cas d'accident. 

Voici en effet ce que rapporte ironiquement Mahé, l'intendant de Juzet, à son Maître : "...depuis Pâques, notre constitutionnel a fait six mariages dont toutes les mariées étaient enceintes, il fait des fiançailles dans les mêmes cas. La constitution fait de grands miracles et les femmes accouchent de deux enfants afin de procurer des citoyens à l'Etat."

L'engagement religieux de François Maillard à Guémené se double d'une implication dans les affaires politiques et administratives de cette commune, toujours au service du nouveau régime.

Dans les archives, on trouve ainsi que François Maillard a été "agent national". Il s'agissait d'une fonction instaurée sous la Terreur, consistant à représenter le gouvernement auprès des districts et communes, afin d'y faire appliquer la loi. Il semble donc que les opinions de ce curé étaient pour le moins avancées...

Le 26 octobre 1797 (6 brumaire an VI), il accède au poste de "commissaire municipal" de Guémené. Ce poste est assez proche du précédent.

Allié à une famille d'armateurs nantais enrichie dans le commerce triangulaire (les Corpron) qui avait acquis la terre de Tréguel et y séjournait sous la Révolution, François Maillard  avait acheté la vieille cure de Guémené où il résidait.

En 1801, une enquête préfectorale portant sur le clergé du département de Loire-Inférieure est l'occasion de petites vignettes plus ou moins critiques sur chaque prêtre. Voici comment le préfet Letourneur évoque notre héros du jour : " Maillard, François (vicaire, ex-curé constitutionnel, ex-maire, percepteur) : ne jouit pas de l'estime publique dans sa commune."

C'est qu'entre temps, Bonaparte a voulu ramener la paix des curés en signant le Concordat. L'ancien curé réfractaire Mangeard est ainsi rentré au pays le 11 février 1800.


Redevenu vicaire de Guémené, François Maillard est ensuite nommé prêtre de choeur à Saint-Nicolas à Nantes en 1803. Il exercera cette charge jusqu'à la fin de sa vie.

Il meurt à Nantes le soir du 11 mars 1826, dans la Maison Gaillard où il demeurait, située Pont Sauvetout dans le 3ème canton. A cette date, il est présenté comme "prêtre pensionnaire de l'Etat".